
L’inspecteur Lenoir renifla l’atmosphère et se réjouit intérieurement, sans que ses hommes puissent le percevoir. Il n’y avait rien. La maison avait été abandonnée du jour au lendemain et aucune trace de départ n’était visible. Ce qui le réjouissait ? C’était justement cela : aucune trace, aucun indice, aucune pièce en désordre, aucune valise ouverte remplie à la hâte, rien d’éparpillé, rien de jeté ou de brisé. La famille Tiberghien s’était envolée, comme si elle s’était évaporée au milieu de la nuit. L’inspecteur Lenoir aimait les affaires difficiles : il allait être servi.
Un gros chat gris bondit sur une banquette, mais il ne pouvait pas parler. Il était sans doute le seul à avoir vu quelque chose de près, mais se contenta d’un « Miaou ! » pour toute réponse à une question de l’inspecteur qui posa sa main sur le dos de l’élégant animal, espérant sans doute, par cette manière, en le caressant, trouver une source d’inspiration pour son enquête. Mais ce ne fut pas le cas, et il continua à déambuler lentement entre les meubles de la maison, tout en se lissant la moustache, mais pas celle du chat.
Un voisin – dans une rue, il y avait toujours un voisin, ce voisin, dont la fonction essentielle dans le voisinage, était d’épier assidument ses propres voisins. On le trouvait souvent dissimulé derrière un rideau légèrement entre-ouvert, duquel seul son œil pernicieux dépassait et à qui pas un mouvement, pas un geste, pas un déplacement ni un mouvement de vent n’échappait. Ce voisin était toujours très utile à la police : il suffisait de le trouver. Un voisin, donc, ce voisin, informa l’inspecteur Lenoir que de la lumière s’échappait encore du bureau du Docteur Thiberghien passé l’heure du crime. Et qu’il vit même l’ombre de celui-ci se détacher en une noire silhouette sur les plis des voiles de la fenêtre. À 0h13 précise cependant, elle s’éteint, mais ne se ralluma pas.
« Avait-il vu la famille Thiberghien sortir ? »
« Non » dit le voisin et pourtant il n’avait pas quitté sa propre fenêtre de la nuit, ce qui fit dire à l’inspecteur Lenoir que, décidément, il y avait des gens qui n’avaient rien à faire de leur existence.
La famille Thiberghien ? C’était des gens très bien, disait-on, et le docteur était bien apprécié de tous ses patients. Aucune histoire. Des enfants propres et polis. Une femme aimable qui allait tous les dimanches au Temple voisin (Oui, c’était des protestants : il en fallait bien aussi, se dit l’inspecteur). Il interrogea plusieurs voisins (ceux qui, en général, ne savait rien, et n’avaient rien à dire, mais parlaient tout de même, car une enquête sans témoins inutiles, eh bien, ça ne serait pas une vraie enquête, n’est-ce pas ?)
A propos du docteur ?
« Avait-il des problèmes d’argent ? » Non.
« S’intéressait-il de trop près aux enfants ? » « Oh monsieur l’inspecteur, vous avez de ces questions ! » (Oui, mais bon, il fallait bien les poser)
« Jouait-il aux jeux ? » « Se droguait-il ? » « Votait-il pour les socialistes ? » « Battait-il sa femme ? »
Non, non et non, mais, oui, parfois, ils se disputaient. Les éclats de voix parvenaient jusqu’aux voisins d’en face.
« Avait-il une relation ? »
Quoi, une relation ?
« Extraconjugale ? »
À la connaissance de personne, et pourtant, c’était toujours des choses qu’au moins un voisin savait. Mais le voisin ès affaires conjugales avoua son impuissance.
« Quoi alors ?
« Rien, chef, on n’a rien » dit un de ses subalternes orné d’un képi et d’une superbe moustache à guidon de vélo.
Cela lui plaisait de plus en plus. Les mystères les plus profonds étaient aussi excitant qu’un puzzle de 1000 pièces. L’inspecteur Lenoir adorait ça ! Rassembler les mille morceaux d’une enquête et reconstituer l’histoire, le tableau, si vous voulez. Sauf que là, on ne les trouvait nulle par, les morceaux. Double difficulté ! L’inspecteur Lenoir jubilait. Mais pas le commissaire Leblanc, qui au bout de trois jours d’avancement lui reprocha vertement son manque de résultats rougissant ses joues d’une colère brune qu’il avait bien du mal à contenir. Quel crétin ! pensa-t-il. Le commissaire Lenoir était typiquement le genre de gars qui voulait des résultats en espérant ne jamais lever les fesses de son bureau et à passer la majeure partie de son temps à crier sur ses sous-fifres, comme si envoyer des postillons à travers les airs avait la vertu d’allumer en eux la moindre étincelle d’intelligence, qualité rare et assez mal répartie au sein de la bande de zigotos du bureau de police principale de la ville de Roubaix
Quand il rendit l’âme sur son lit de mort, en 1953, après deux guerres mondiales et une crise économique, et avoir, à son heure, fondé une famille de quatre enfants, l’inspecteur Leblanc n’avait toujours par retrouvé les Thiberghiens. Un jour, cependant, il avait reçu une carte postale d’Argentine, signée d’une main anonyme, qui disait : « Bonjour Inspecteur, Ne vous inquiétez pas. Nous sommes en bonne santé. Portez-vous bien ! »
Jamais il ne fit le rapprochement avec l’affaire qui le préoccupa toute sa vie.