Façades

La déesse de la rue des Arts

Cliquez sur la façade pour la voir telle qu’elle est aujourd’hui

Un petit attroupement s’était formé devant une des maisons abandonnée de la rue des Arts. Des femmes, des jeunes, des enfants regardaient un grand visage de femme qui était apparu, probablement durant la nuit, et recouvrait entièrement la façade qui, la veille, était vierge de tout. Maintenant, la surface décrépie du mur de brique, que des tâches de mousse verdissaient par endroit, mangée par l’humidité, avait une apparence nette, propre, comme si elle sortait d’un atelier de peinture. Deux grands yeux bleus regardaient pacifiquement par en bas les habitants du quartier qui passaient par là. On aurait dit une déesse grecque ou romaine qui aurait passé la tête par le sol de la ville et se serait mise à la regarder de là.

Dans l’attroupement, les femmes, qui amenaient leurs enfants à l’école et se connaissaient presque toutes, s’avouaient entre elles leur étonnement, et leur incapacité à expliquer le surgissement de cette reine à ce croisement de deux rues où tous les matins descendaient des dizaines de voitures pour rejoindre le centre de la ville. On se demandait si on avait vu quelque chose, la nuit, si on n’avait rien entendu, si rien de louche ne s’était passé, mais de ceux qui habitaient là, personne ne se rappela la moindre activité inhabituelle. On n’avait rien vu, rien entendu. Et les deux policiers municipaux qu’on avait appelé à tout hasard ne réussirent pas plus à obtenir la moindre information qui les aiderait à remonter à l’origine de cette nouvelle fresque parmi les dizaines qui ornaient déjà les différents murs de la ville.

Ce fut le soir de l’apparition que l’attroupement grossit. Les réseaux sociaux avaient fait leur œuvre et les curieux s’étaient relayés dans la journée, mais ce fut à l’heure de la sortie des écoles et du bureaux que le phénomène s’amplifia, à tel point qu’il fallut l’intervention, à nouveau, des policiers municipaux pour mettre de l’ordre dans ce grabuge et laisser passer facilement les voitures.

Sur le coup de 17 heures, le maire, suivi de ses adjoints fit son apparition. Le petit groupe d’édile se fit un chemin dans la foule et s’approcha de l’œuvre. Ils voulurent voir de leurs propres yeux ce visage dont on disait déjà qu’il était celui d’une déesse. L’art, oui, mais la perturbation de l’ordre public, non, se disait le premier édile, dont l’adjoint à la culture ne se souvenait pas d’avoir autorisé cette peinture, mais, surtout, ne s’expliquait pas comment, en une nuit, elle était apparue. Quand les yeux du maire croisèrent ceux de la déesse, il eut une étrange impression. Une douceur soudaine l’emplit et l’apaisa et il sembla, un instant, oublier tous ses soucis. Cela le perturba. Son imagination était-elle en train de lui jouer un tour ? Ou une sorte de phénomène optique qui émanait de ce dessin parfait provoquait-elle dans son cerveau une sorte de réaction chimique presqu’aussi apaisante qu’une bouffée de shit ? Il sentit que ses adjoints ressentirent le même effet. Il sentit que l’attroupement même ressentait le même effet. Il sentit que quelque chose de maudit, d’anormal, émanait de ces yeux. Et cela, en tant que maire, chargé de la protection des habitants de sa ville, il ne le permettrait pas.

« Il faut détruire cette fresque, dit-il entre ses dents à son adjoint à l’urbanisme. Et le plus vite sera le mieux. »

Après une brève négociation sur le paiement de quelques heures supplémentaires, les employés de la mairie, préposés au nettoyage des tags et graffitis, débarquèrent à bord de leur petit camion, protégés par une escorte de la police municipale. Le camion se gara au coin du carrefour le plus proche de la maison, et les employés, tranquillement, commencèrent à préparer leur matériel, mais, quand l’attroupement des curieux et les habitants de la rue comprirent de quoi il retournait, ils formèrent un barrage qui les empêcha d’aller près de la fresque. La colère grondait. Dans ce quartier, comme dans beaucoup de quartiers de Roubaix, on n’aimait pas beaucoup les gens de la mairie et on n’hésitait pas à se lever contre ses décisions.

Face à cette foule déterminée, les nettoyeurs reculèrent, malgré l’aide de l’escorte, car ils ressentaient dans les yeux de la déesse, dans le dessin oblong de son visage, et dans les yeux de la foule, quelque chose de plus puissant que l’autorité du maire. Une onde impérieuse dévalait de cette fresque et les hypnotisait presque, comme un ordre donné par une divinité descendue du ciel. Ils déposèrent leur jet d’eau à haute pression, leurs seaux et leurs éponges et se retournèrent vers les policiers municipaux en faisant trois pas en arrière pour se fondre dans la mêlée des habitants.

Le soir tomba sur la rue des Arts et plongea la déesse dans l’ombre. Pour qu’elle ne disparaisse pas, des passants avaient apporté des lumignons qu’ils déposaient au pied du mur de la fresque. Certains s’étaient mis à la veiller et s’étaient assis en cercle devant elle, sur des chaises qu’ils avaient apportées, entamant des conversations anodines entre voisins. Un murmure de conversations monta de la rue. Des couvertures et des boissons chaudes furent apportés par les bénévoles d’une association qui siégeait par là. On s’installa pour une veillée bien décidé à défendre coûte que coûte cette tête surgie de nulle part. Des photos et des vidéos commencèrent à circuler sur les réseaux sociaux. #deesseroubaix La rumeur circulait que des habitants avaient décidé de passer la nuit près de la fresque pour la protéger du maire. Les messages d’encouragement abondaient. Quelques moqueries aussi. On riait de cette manifestation naïve d’amour pour ce qui n’était après tout que quelques coups de pinceaux habiles sur les murs d’une vieille bicoque abandonnée.

A minuit, dans un grand froid, il ne demeurait plus qu’une poignée de valeureux gardiens qui se tassaient les uns contre les autres se protéger. Les lumignons jetaient leurs derniers feux tandis que l’éclairage urbain s’était éteint. Le silence, entrecoupé de temps à autre par le passage d’une voiture, régnait. Plus personne ne parlait, hormis deux voisins qui se connaissaient de longue date et continuait à se raconter des évènements surgis dans la rue au cours des dernières années.

La déesse les regardait. Elle était heureuse que ce petit groupe d’habitants l’ait prise sous leur protection. En réalité, elle pouvait très bien se débrouiller sans eux. Il aurait suffit d’une pichenette de sa part pour repousser les nettoyeurs de tags, et d’un souffle de vent pour balayer les policiers municipaux, mais elle préférait ne pas montrer sa puissance afin de ne pas donner une mauvaise image d’elle même. Ces hommes et ces femmes lui faisait remonter une petite pensée heureuse au cœur. Deux fois mille ans étaient passés depuis qu’elle s’était endormi près de cet endroit marécageux. Le temps ne s’écoulait pas de la même façon pour les dieux. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle vit le changement qui avait eu lieu. Elle passa la tête au-dessus du sol et vit toutes ces rangées de briques, ces pans de toits, ces rues, ce ciel gris, ces nombreux humains qui arpentaient les rues, les voitures. Cela ne l’étonna guère. Elle se frotta les yeux pour bien réaliser ce qu’elle était en train de voir.

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