
Cela ne se passa pas tout à fait comme prévu. Quand Gustave attela Flaubert, le cheval de Léonie Perret, l’écrivaine, il pressentit quelque chose. L’air, pensa-t-il, était différent. Une vague odeur de miel flottait dans la rue, ce qui ne manqua pas de l’intriguer. Flaubert hennit et remua les oreilles, quand elle arriva et que Gustave l’aida à monter dans sa calèche. Le poids de sa main était différent aussi. Elle s’était allégée et la température de sa peau était plus froide aussi. Il la regarda, mais son visage n’avait pas changé. Elle affichait toujours cet air indifférent à tout, un peu triste, un peu terne.
La calèche démarra lentement et, dans un silence feutré, seulement traversé par le clopoclop des sabots et le cognement du fer contre le pavé, remonta la rue du Trichon où les passants avançaient lentement eux aussi, comme en procession. L’écrivaine regardait le défilé des façades en laissant ses pensées planer librement. Elle aussi sentit l’étrange odeur de miel, mais ne s’attarda pas dessus. Il en fallait plus pour l’arracher à ses perpétuelles rêveries.
Ils tournèrent à gauche, dans la rue des Arts, pour remonter ensuite dans la rue Inkerman où continuaient à s’imposer les façades rouges orangées des maisons ouvrières intercalées de temps à autre par des élévations plus bourgeoises où de grands blocs de pierre grise taillées finement se mêlaient à la brique avec ostentation, signe de richesse, de pouvoir et de distinction. Les longues perspectives des étroites rues de Roubaix composaient des mosaïques où chaque façade était la représentation de la position de ses habitants dans la hiérarchie sociale très ordonnée de la ville la plus riche de France. Plus elle étendait ses dimensions en hauteur et en largeur, plus la pierre s’y étalait en colonnes, en volutes, en cariatides, en blocs, en portiques, plus le rang de ceux qu’elle masquait aux passants se situait au sommet de la pyramide qu’était l’ordonnancement précis du pouvoir et de la richesse de ses habitants.
L’odeur de miel s’intensifia et devint presque insoutenable. Elle rendait Flaubert nerveux et l’écrivaine dut se protéger avec un mouchoir. C’était cette fleur.
En haut de la rue Inkerman, ils rejoignirent le boulevard de Cambrai qui dessinait la démarcation avec le quartier de Barbieux, celui des riches familles d’industriels, dont les hôtels particuliers, majestueux et imposants, se disputaient le regard des promeneurs le long des allées du plus grand parc de la ville. L’écrivaine demanda à Gustave de s’arrêter. Il la gara le long du trottoir devant une pâtisserie à la vitrine alléchante, puis il descendit de la calèche, et d’un pas tranquille, y entra. C’était l’habitude de l’écrivaine de prendre en passant une petite douceur sucrée qu’elle dégustait au milieu des soubresauts de la calèche.
L’odeur de miel était de plus en plus forte.
Il y avait un attroupement plus loin sur une pente de la pelouse du parc. Des hommes, des femmes et des enfants écoutaient discourir un homme qui se tenait sur une estrade. A côté de lui se dressait une fleur énorme, on aurait dit la gueule d’un d’animal monstrueux et gigantesque. C’était le trophée que l’homme avait ramené de son voyage en Indonésie. L’espèce était des plus rares. Une Philomenia Nirvana dont le parfum, le plus puissant de la terre, disait-on, pouvait se répandre dans une ville plus grande que Paris. Elle était là, pour vos yeux, mesdames et messieurs. Une occasion unique, car c’était le dernier exemplaire vivant de la planète, et lui, Louis-Théophile Boyard, l’offrait à vos regards et à vos narines surtout. On étouffait presque. Les spectateurs étaient obligés de tenir un mouchoir contre leur nez pour ne pas être étourdis.
Léonie demanda à Gustave de s’arrêter à nouveau pour regarder l’homme et sa fleur. Elle pensa. Le goût du sucre était encore dans sa bouche. Et soudain, elle sentit son cœur être aspiré comme par un vide profond. Sa mâchoire se desserra légèrement et sa tête pencha sur le côté, puis son torse se replia en avant. Ses paupières se fermèrent sur ses yeux vides avant que, d’un coup, son corps entier dégringole. Ses doigts, encore tâchés de crème, se recroquevillèrent sur le montant de la portière en tentant de l’agripper, mais glissèrent et rien alors ne pût empêcher la chute de l’écrivaine.
Gustave, qui n’avait rien entendu, redémarra Flaubert. Le vieux cheval blanc s’ébranla en se dandinant et reprit son rythme lent. Personne ne remarqua que cette calèche qui transportait une passagère un instant avant était maintenant vide. Le cocher atteint la pointe nord du parc, la contourna comme un esquif autour d’un cap, s’enfonça dans une allée de platanes qui refermaient leurs branches au-dessus des promeneurs. Il reprit le boulevard de Cambrai, puis tourna à nouveau dans la rue d’Inkerman qu’il descendit en retenant Flaubert, vira dans la rue des Arts et atteint enfin à nouveau la rue du Trichon. Une fois au coin de la place, il gara la calèche devant la maison de l’écrivaine, et seulement se retourna.