
« Poussez pas ! »
L’homme à la casquette grise héla derrière lui. La foule était compacte et massive. Plus de 700 hommes et femmes étaient venus se bousculer au tribunal pour pouvoir apercevoir un petit bout de figure de la légende de ces six derniers mois. La houle dense formée par toute la masse de ces corps impatients était contenue avec peine par les policiers en capote du commissaire Moulaga qui chapeautait cette petite armée de gardiens de la paix. Une vague plus grosse encore battit violemment les portes du tribunal et déversa à l’intérieur une gros bloc de foule, débordant totalement les bras impuissants des hommes en noirs.
Fernand Berthelot n’en menait pas large. Il était la cause de tout ce tracas et n’avait pas réalisé jusque là ce que ses petits dards avait soulevé de colère et de désir de vengeance. Pour lui, il n’avait fait que son devoir : débarrasser de la terre les êtres les plus néfastes de la société, ceux qui, selon lui, étaient un danger pour leurs contemporains. Pas des meurtriers, non, pas des tueurs en série, pas des riches magnats qui oppressaient les ouvriers, pas de voleurs, pas des escrocs, pas des faussaires non plus, rien de tout cela !
Ceux qu’il visait du bout de sa sarbacane étaient bien pire que cela, selon lui. Il les voyait comme un virus invisible ourdissant la destruction au cœur de la société, bien pire que les maux humains les plus hauts, la peste ou la guerre. Ils étaient bien pires qu’une mauvaise idée révolutionnaire dont l’exhalaison pouvait contaminer les esprits en un tour de main. Bien pire qu’une moralité séditieuse qui corrompait les bonne mœurs. Ou pire encore que de la perversion sexuelle.
Le mal, selon lui, était dans les artistes. Dans ceux qui avaient de l’imagination. Dans ceux qui, avec leur pinceau, leur plume ou leur instrument de musique, extrayaient la soi-disant beauté du monde. Dans ceux qui allaient chercher sous la croûte des apparences la réalité laide ou belle de la vie. Ils étaient, pour lui, pis que tout, pis que la plus primitives des peuplades primitives, pis que les insectes les plus répugnants, pis que des parasites toxiques qui déformaient le jugement et rendaient les hommes aveugles et faibles. L’art, selon lui, ne servaient que les intérêts d’un démon niché au sommet de la terre dont le but unique était la destruction de la civilisation et de la race humaine. Dans ces êtres inutiles, il ne voyait que vanité, orgueil, tentative ridicule de cerner le merveilleux ou de pénétrer à l’intérieur des âmes pour en faire ressortir les tréfonds les plus putrides. En cela, ils étaient les ennemis les plus dangereux de l’espèce humaine, et lui, lui, Fernand Berthelot s’était vu assigné un devoir, une mission qui s’étaient révélés dans l’assemblage du fuseau et de la flèche de la sarbacane. Cela lui avait semblait évident dès le premier jour, dès qu’il avait mis la main sur cet instrument de Dieu. Il en avait immédiatement saisi le rôle et il comprit que c’était lui qui était désigné pour accomplir la volonté du tout-puissant. Mais un dard n’était rien sans le poison, le suc divin, qui allait abattre la main du Seigneur sur ces âmes putrides et les envoyer dans les flammes de l’enfer.
Ce fut ce docteur qui lui en donna la clé. Ce bon docteur dont les mœurs et les apparences cochaient toutes les cases du citoyen modèle, mais dont une haine refoulée inextinguible pour un monde dans lequel il ne voyait que pourriture et décadence trouva en l’esprit étriqué de Fernand Berthelot la main qui châtierait les fossoyeur de la France et de sa grandeur. Il ne lui fallut pas beaucoup d’inventivité pour persuader ce faible homme, perdu dans les ténèbres brumeux de son esprit malingre et débile, d’accomplir la volonté supérieure du Seigneur, car, oui, c’était bien Lui qui commandait au docteur, et par la même, commandait à Fernand Berthelot.