Façades

A court de temps

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Il était le champion. Personne ne faisait le tour de Roubaix aussi vite que lui avec sa 504. Quand il tournait la clé dans le démarreur, le sang lui affluait toujours à la tête. L’excitation l’envahissait à chaque fois, comme s’il allait faire un départ de 24h du Mans. Son regard se posait loin devant lui, déterminé, il resserrait les dents, et il donnait trois longs coups d’accélérateur pour faire rugir le moteur. Un regard dans le rétroviseur, la main sur le frein à main, qu’il desserrait brutalement, puis le pied sur l’embrayage pour enclencher la première. Il attendait que la voie soit libre et aussitôt, par un maniement rôdé de longue date relâchait la pédale de gauche subtilement tout en enfonçant rapidement la pédale de droite. Aussitôt la 504 s’ébrouait en faisant crisser les pneus, puis accélérait en laissant une traînée charbonneuse derrière elle. Aussi sec, il montait les rapports, un à un, et fonçait.

Sur la photo, là, c’est lui.

Il rentre du café où il a descendu un picon bière pour démarrer son après-midi au commissariat. Une enquête le turlupinait, une histoire de cambriolage dans les beaux quartiers, qui lui rongeait les méninges, et l’empêchait de vaquer à son occupation habituelle : attendre que le temps passe. Il faut dire qu’il n’avait pas la fibre policière, Jean-Pierre. Ce qui l’intéressait le plus dans la vie était la gente féminine et sa berline. Les deux faisant, d’ailleurs, parti d’un même plan. Mais son père avait voulu qu’il fasse des études et il s’était retrouvé là, dans cette ville, à chercher des voleurs et à les mettre en prison.

L’avantage d’être flic, c’est que personne ne pouvait lui reprocher de griller les feux. Ça lui permettait une certaine ubiquité. Un quart d’heure à peine lui suffisait pour filer des Hauts-Champs jusqu’aux hauts de Barbieux pour honorer, vite fait, un rendez-vous galant, avec une des ces riches héritières, vous savez. C’était les filles qu’il préférait. Elles sentaient toujours bon avec leur parfum de luxe et étaient comme de frêles oiseaux qu’il adorait manipuler avec délicatesse. Ça, c’était son honneur de séducteur. Un gentleman nouvelle génération. Discret et charmant. Toujours correct, et toujours prêt à laisser la place quand le besoin s’en faisait sentir. On ne pouvait pas lui reprocher de faire de la retape. Il n’avait d’autre objectif que la conquête, la séduction. L’argent ne l’intéressait pas.

Sur cette photo, donc, c’était quelques minutes avant que Jean-Hérode Dewavrin, outré par sa concurrence, ne lui mette trois pruneaux de Manhurin dans le ventre et un dans le cœur, celui qui fut fatal. Son propre revolver que le prétendant jaloux lui avait dérobé dans une conversation qu’il avait eu avec lui quelques instants plus tôt. Jean-Pierre, bien que solide, ne s’en relèverait pas, malgré les efforts du médecin accouru rapidement sur place. Il fut totalement surpris. Le jeune Jean-Hérode lui avait pourtant paru sympathique quoique un peu con et méprisant, mais rien de plus que la moyenne habituelle de « ces gens là », les fils et filles de bonne famille qui se reproduisaient entre eux depuis des générations, afin de conserver dans les lignées les fortunes que leurs aïeux avaient élevées.

Il lui dit simplement qu’il avait oublié de lui dire quelque chose, puis sortit l’arme et tira. Le choc fut si violent que Jean-Pierre recula de trois pas avant que le jeune Jean-Hérode puisse l’achever avec une dernière balle. Il ne sentit même pas la douleur du métal pénétrant dans sa poitrine. Cela lui fit juste l’effet d’une grande chose lui pénétrant le corps, comme un morceau de caoutchouc. Puis aussitôt, son esprit vacilla. Tout s’endormit très vite. Il eut à peine le temps de comprendre ce qui était en train de lui arriver. Il vit juste le drôle de sourire de son assassin, un sourire qu’il aurait aisément qualifié de démoniaque, sans faire de cliché. Ses yeux noirs derrière ses lunettes. Sa joie immense de mettre un terme à une souffrance. Le jeune homme qui n’avait encore jamais rien fait de sa vie, venait d’accomplir un premier exploit, dont il savait qu’il lui coûterait la liberté, mais qu’il estimait nécessaire pour que les autres gars de l’espèce de Jean-Pierre comprennent qu’on ne badinait pas avec les jeunes femmes de Barbieux. Elles n’étaient pas pour eux et ils devaient absolument le comprendre. Son geste était sans doute idiot, exagéré, absurde. Il n’était sans doute que la conséquence d’un esprit faible et stupide, mais il s’était senti investi d’une mission, d’un devoir, comme on a rarement l’occasion de pouvoir le faire. Cela lui suffisait à se sentir dans son droit, à l’armer de certitude, et à lui donner la force de perpétrer cet acte si inconséquent.

Jean-Pierre eût droit aux honneurs nationaux. Seule sa mère se déplaça pour le voir mettre en terre. On l’oublia bien vite, sauf ses collègues qui rêvaient encore des ses conquêtes et de ses records de vitesse.

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