Façades

Dans l’Hair du Temps

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Elle suspendit le rasoir au plus près du cou de l’homme dont elle voyait, dans le reflet du miroir devant elle, le visage à l’arrangement harmonieux qui dissimulait pourtant mal un air d’arrogance imputrescible. Là, dans le grand fauteuil confortable du salon, allongé tranquillement, l’homme laissait la jeune femme aux doigts agiles retirer, méthodiquement, à coups de lames précis et beaux, comme dans une danse, des pans de mousse onctueuse, fauchant, à chaque estocade, des épis de poils noirs et drus, comme un mauvais blé. A chaque glissade dans l’épaisseur tendre de la mousse à raser, l’acier, en frottant la peau, émettait un petit raclement doux plein de grésillements. Ses yeux suivaient pensivement ce ballet de la lame qui découvrait, à chaque envolée, un creux ou une bosse de sa mandibule dure et droite.

Quand le visage de l’homme, quelques instants auparavant, avait fait son apparition sous le plafond blanc constellé de leds de l’Hair du Temps, la petite coiffeuse se paralysa, traversée par la chaleur atroce d’un tison que le souvenir de ce visage lui enfonça dans le ventre. Elle refoula le cri qui remonta de ses entrailles et masqua sa douleur avec un impeccable sourire affable, sans pouvoir repousser en même temps une nuée d’images granuleuses et floues surgie dans son cerveau comme une horde de volatiles nocturnes l’encerclant et lui crachant dessus. Le visage avait des mains. Et c’était d’elles que provenait la nuée. Elles l’avaient enseveli de caresses grossières, s’étaient appropriées la moindre partie d’elle même, en écrasant ses barrières, en franchissant ses haies, complètement bourrées d’avidité dégoulinante. Elles s’étaient immiscées partout sur ses terres, en en occupant et en en pillant chaque parcelle, comme une bande perdue. Puis son corps était venu en écrasant le sien, lui avait broyé son âme en la pénétrant jusqu’en son cœur. Avait déchiré son intérieur.

Il ôta sa petite veste serrée et enfila la blouse bleu ciel qu’elle lui tendît en tremblant à peine. Il posa sa tête sur la cuvette de l’évier et la pencha en arrière en fermant les yeux.

L’eau n’était pas trop chaude ? Non, elle n’était pas trop chaude.

Comment une voix aussi douce, aussi belle, pouvait-elle sortir de ce visage immonde ? Comment pouvait-elle résonner si agréablement à ses oreilles ? La petite coiffeuse faisait couler le filet d’eau sur sa chevelure noire et elle le lava.

Dans quel but était-il venu ?

Il était beau comme un ange. Elle se dit que Dieu faisait bien drôlement les choses en cachant le mal sous de si jolis atours. Nul n’aurait dit que sous ce lac si beau, si impavide, frayait le plus monstrueux des monstres, la plus laide des créatures, le plus effroyable des dévoreurs d’âmes. De ses mains fines et blanches aux ongles taillés comme des pierres précieuses, on n’aurait pas dit que pouvait sortir tant de force, tant de rage et tant de férocité. Elles l’avaient mangé. Ses mains lui avaient dévoré le corps, l’avaient saccagée comme des geôliers soûls que les longues journées de garde abrutissent d’ennui et de désirs sales. Son corps parfaitement immobile chantait une autre chanson. La belle réputation qu’il s’était faite !

Après la coupe, il lui avait réclamé la barbe, comme on hélait un chien. Elle lui mit la mousse sur les joues et le cou et dégaina la lame.

Ce fut quand elle se mit à trembler.

Le plus humiliant, c’était qu’il ne la reconnaissait pas. Depuis l’instant où il était entré, le regard de la petite coiffeuse mendiait le regard du beau visiteur et cherchait en vain, au fond de ses yeux un signe, un indice de connivence, la preuve que ce moment avait bien existé, que ce souvenir tatoué dans sa mémoire n’était pas factice, pas une histoire inventée qu’elle aurait mélangé avec un autre instant noir de son enfance. Son indifférence la désarmait, la renvoyait à nouveau, encore, à sa propre détestation d’elle même. Qu’elle n’était rien, elle le savait. Qu’il lui faisait savoir à nouveau par son amnésie, feinte ou réelle, la rapetissait encore plus. Comment avait-elle pu croire, un soir, qu’une fille comme elle pouvait compter pour un homme comme lui ?

La lame était à un centimètre au-dessus de la carotide, aiguisée fraîchement du matin même, légèrement vibrante (mais il ne voyait pas le tremblement de la petite coiffeuse). Il suffisait d’un geste de travers, d’une maladresse ambivalente, d’un accident malheureux (ou bienheureux, c’était selon). Ses yeux, dans le miroir, croisèrent les siens. Ils étaient beaux. La lueur terne persistait. Elle attendait. Encore un peu… un peu… encore un peu…

« Non ! »

Trop tard ! Quand ses yeux s’allumèrent, quand il la vit pour la première fois, quand il comprit, quand il voulut quitter ce siège, la lame avait déjà creusé une brèche large et gargouillante dans le cou impeccablement lisse de l’homme.

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